Nous scrutons l’horizon depuis les quartiers généraux du Made In Italy. Quelques reflexions en perspective.
Dans les enclaves de l’agro-industrie Made in Italy
le durcissement des politiques migratoires, allant de pair avec la répression de toute forme d’opposition, a eu des effets tangibles qui n’en ont cependant pas perturbé les tendances générales.
Nous recevons et diffusons de la part des camarades de Campagne in lotta
Pour suivre la mobilisation et les grèves en cours depuis le 6 Décembre, nous renvoyons
La politique de la “maîtrise”, telle qu’elle a été défendue et soutenue par le gouvernement Minniti, puis par ses successeurs, est l’expression que l’actuel président du conseil utilise pour désigner l’externalisation toujours plus poussée et militaire de la gestion des flux migratoire en Afrique. Cet ” andi ” politique a (entre autre) réduit le nombre de personne recrutables pour les travaux aux champs depuis les centres d’accueil (directement ou en passant par les ghettos et les camps de travail).
Ce n’est pas seulement parce que les arrivées ont diminué, mais aussi parce que la morsure sécuritaire, le racisme diffus et le durcissement des conditions d’obtention et de renouvellement des permis de séjours pour celleux qui étaient déjà en Italie en ont conduit beaucoup parmi celleux qui gravitaient autour des ghettos et autres camps, univers tout à fait fonctionnels au recrutement de la main d’oeuvre, à abandonner le navire.
Il ne s’agit bien sûr pas d’un exode de masse: pour celleux qui n’ont pas un passeport Schenghen, le voyage jusqu’en France, Espagne, Suisse ou Allemagne (qui sont les destinations les plus communes et les plus prisées) n’est ni simple, comporte de sérieux risques et a un coût non négligeable. Que l’on parte de la Lybie, de l’Afrique sub-sahariennes ou bien que l’on tente de se mouvoir à l’intérieur de l’Europe, partout les frontières sont porteuses de mort et de souffrances.
Au delà des filtres de sélection des frontières à l’intérieur de l’Union, la fermeture des centre d’accueil ainsi que la terreur dans laquelle les politiques européenne de renouvellement du permis plonge les individus garantissent la présence potentielle de main d’oeuvre facilement exploitable – au moins pendant le temps (en général long) de compulsage des papiers nécéssaires au séjour et de trouver une voie d’issue.
Malgré cela, c’est depuis le début de l’année déjà que les agriculteurs et leurs associations se plaignent qu’elles se retrouvent à cours de bras. Ce qui s’explique aussi par le fait que les ressortissants des pays européens (en l’occurrence, surtout les roumains et les bulgares), qui ont représenté une part non-négligeable de cette main d’oeuvre à bas coût pendant les dix dernières années, sont eux aussi en train de déserter.
La croissance économique dans leurs pays d’origine y est aussi pour quelque chose, car bien qu’elle ne freine pas l’exode vers l’Europe occidentale, elle permet tout de même d’élargir les horizons de celles et ceux qui n’avaient auparavant pas d’autre choix que de se fier d’intermédiaires sans scrupules car illes ne pouvaient pas se permettre d’autre façon de voyager.
Dès que l’occasion se présente, la main d’oeuvre européenne aussi fuit ces conditions de travail extrêmes auxquelles elle s’était pourtant habituée en Italie, surtout dans le Sud.
On y ajoute la menace répressive pour les employeurs de main d’oeuvre non déclarée, le délit de recrutement illicite ayant été étendu aux entreprises il y à de ça trois ans, menace rendue explicite par une augmentation consécutive du nombre de contrôles et d’arrestations. Beaucoup de travailleureuses témoignent du fait que plus personne n’embauche celleux qui n’ont pas de papiers ; illes prennent donc le risque de travailler et de faire travailler au nom des autres, celleux qui ont un permis, et leurs jambes à leur coup (souvent d’après les instructions des employeurs ou recruteurs) lorsque l’inspecteur arrive.
Mais il est presque impossible d’obtenir des papiers pour les personnes en situation irrégulière en Italie – contrairement à ce qui se passe ailleurs en Europe. En échange d’une petite réduction sur le pacte fiscal et d’un financement généreux pour gérer les flux, à l’intérieur et à l’extérieur des frontières, depuis au moins 4 ans, l’Italie (avec la Libye et le Niger, la Grèce et la Turquie) joue pour l’Europe le rôle d’une prison géante pour les immigrés, dont il est difficile de s’échapper. Pour les autres pays de l’Union, il s’agit d’un filtre pratique qui permet de sélectionner la main-d’œuvre sans se salir trop les mains. Même la possibilité, bien que prévue par la loi mais toujours sous forme de chantage, d’obtenir un permis de séjour en dénonçant son patron, ou l’intermédiaire qui exploite, ne convainc pas les travailleureuses, qui sont soumisEs à la nécessité de ramener à manger à la maison et craignent les menaces. Cela ne signifie pas, bien sûr, qu’illes ne sont pas disposées à se battre, comme l’ont montré les mobilisations des derniers mois, en continuité avec ce qui se passe depuis dix ans maintenant, de Saluzzo à Foggia et San Ferdinando.
Pour en revenir aux enclaves de l’agro-industrie, ce ne sont donc pas seulement les politiques migratoires et le chantage salarial qui accablent celleux qui sont privés de liberté de mouvement. Les politiques de ségrégation concernent également les lieux de vie, et ça ne date pas d’hier. 2019 a été l’année des expulsions en grand style, à San Ferdinando comme à Borgo Mezzanone : là aussi, Salvini a appris de son prédécesseur, mais il a agi de façon plus éhontée, aussi et surtout dans les médias. Dans la plaine de Gioia Tauro, une opération de concentration a été menée, qui a permis un contrôle militaire de la zone industrielle de San Ferdinando, où se trouve actuellement la ville de tentes de haute sécurité voulue par le ministre Minniti de l’époque. Les contrôles de police 24 heures sur 24 visent à créer un climat dans lequel il est impossible de s’organiser et de faire preuve de solidarité, comme le montrent également les différentes mesures répressives prises à l’encontre des camarades et camarades depuis 2017 : au total, cinq interdictions de territoires et 15 procédures ouvertes. Mais ce sont évidemment celleux qui y vivent qui paient le plus cher, qui sont soumisEs à de lourdes restrictions en ce qui concerne leurs entrées et sorties, leurs relations sociales et affectives, leurs possibilités de préparer leur propre nourriture, et surtout celle de se réunir en assemblée et de protester : certainsEs habitantEs ont été soumis non seulement à des menaces et à des agressions, mais aussi à des mesures disciplinaires d’expulsion, qui n’ont été révoquées que grâce aux protestations. Les menaces qui pèsent sur celleux qui se rebellent sont constantes.
Le plan des institutions est de vider progressivement le village de tentes (bien qu’il soit difficile de savoir quelles sont les ” alternatives” tant vantées), non seulement en décourageant les présences mais aussi en faisant du camp de prisonniers une perspective attrayante, si on le compare au trottoir, et en réduisant ainsi au silence ceux qui se plaignent d’une gestion à la lager-style. Récemment, dans la ville-de-tentes-prison, certaines des tentes ont été démontées, abandonnées comme des déchets à quelques dizaines de mètres du camp, tandis que plusieurs personnes ont été forcées de dormir pendant des jours à l’extérieur parce que les responsables refusaient de les laisser entrer. Encore une fois, seules les protestations ont permis d’assurer aux malheureux au moins un toit, même s’il n’est pas étanche. Entre-temps, les associations et les syndicats – en premier lieu la CGIL et l’USB – ont créé un ” comité pour la réutilisation des maisons vides dans la Plaine “, qui, bien que son objectif soit d’identifier les bâtiments désaffectés, ne semble pas avoir remarqué la présence d’un complexe immobilier entier à la contrada Serricella (juste à la sortie de Rosarno) construit avec des fonds européens spécifiquement pour résoudre le problème du logement des travailleurs saisonniers. De plus, le comité a disparu après une série de réunions inutiles dont le seul but réel était de faire connaître les syndicats et les partisans d’un accueil digne et de discréditer la lutte auto-organisée. Les habitantEs du village de tentes ont demandé à plusieurs reprises à la Municipalité et à la Préfecture l’accès aux logements du complexe de Contrada Serricella, mais le maire de Rosarno craint trop pour son succès électoral, qui serait sérieusement compromis si la population locale savait que les maisons ont été remises (comme cela a été stipulé dès le début) aux immigrés, au point d’insister auprès de la Région pour un changement d’usage, ce qui a lamentablement échoué. Bref, les gentes continuent de vivre dans un lager hyper-contrôlé, dans les rues ou dans des cabanes délabrées, alors qu’il y a des maisons vides et nouvelles construites spécialement pour leurs besoins.
A Saluzzo, par contre, celleux qui ont organisé une procession spontanée cet été (sans même la solidarité des syndicalistes VIP qui avaient essayé de surfer sur la vague dans le passé) ont été touchés par des interdictions de territoire, des décrets d’expulsion, des arrestations et des rapatriements forcés. Dans le silence général. La manifestation a servi à installer quelques tentes, maintenant démontées. Le centre d’accueil géré d’abord par Caritas puis par une coopérative, dans sa deuxième année de vie, a manifestement épuisé sa capacité en début de saison (offrant en outre un service totalement insuffisant, avec des chambres surpeuplées sans fenêtres et un manque total d’eau chaude pour la toilette). Comme cela s’est produit à San Ferdinando, en Calabre, la stratégie de l’administration municipale de la ville piémontaise a été pendant des années de “décourager les arrivées” en maintenant les centres d’accueil fermés jusqu’au début de la saison et en maintenant un nombre insuffisant de lits.
Pendant ce temps, au Tavoliere, le projet de concentration languit. Les 100 conteneurs de Casa Sankara, le navire amiral de la région des Pouilles, destinés à l’expulsion des personnes vivant encore dans des localités voisines menacées d’expulsion, comme l’Arena ou la piste de Borgo Mezzanone, sont vides à ce jour. Comme l’a montré la résistance des habitants de ces lieux, personne n’a la moindre intention de se déplacer vers un autre lieu de contrôle et de confinement ségrégationnaire, qui est invivable. Ce sont pourtant les alternatives, dans les projets institutionnels, qui agissent comme un contre-champ à une répression violente justifiée par des motifs tels que le “crime” et la “dégradation”, expressions qui claquent mais qui cachent et comprennent un sous-texte de conceptions racistes et patriarcales.
Comme il est clair, les politiques restrictives, les anciennes et nouvelles lois sur l’immigration et l’exploitation au travail font de plus en plus des ghettos et des lieux de vie des travailleurs immigrés un laboratoire d’oppression et de surveillance. En miroir la solidarité et les modes de dissidence qui ne relèvent pas des canaux autorisés (division qui est progressivement durcie et de moins en moins contestée) sont sévèrement puniEs et découragéEs, dans l’intention d’isoler de plus en plus celleuxx qui se battent et de criminaliser celleux qui choisissent des modes de vie jugéEs non conformes. Les deux lois sur l’immigration et la sécurité qui exacerbent le régime juridique auquel sont soumis les immigréEs, les expulsions et l’emprisonnement dans les CPR, ainsi que la criminalisation des barrages routiers, des marches, des piquets et d’autres formes de protestation utilisées historiquement, par exemple dans les luttes au travail et pour le droit à la vie, en sont un exemple clair.
Ces derniers mois, il y a eu de nombreuses mobilisations des habitants des ghettos dans toute l’Italie, jusqu’à la dernière grande grève du 2 septembre ; ces luttes ont dû faire face non seulement à la répression, mais aussi à de graves menaces et à des tentatives continues de lutte contre les incendies de la part d’associations et de syndicats tels que l’USB, qui profitent depuis des années des tragédies des ghettos et tentent de mettre le grappin sur les luttes auto-organisées. Les moyens de grève, compte tenu également de la rareté des travailleureuses présents par rapport aux années passées et donc de l’augmentation du pouvoir de négociation, combinés à la présence obstinée et conflictuelle dans les rues, s’avèrent particulièrement utiles dans une période comme celle-ci, et ont permis aux travailleureuses de faire pression sur les institutions jusqu’à la réouverture d’un canal pour l’obtention de documents. Cela n’a pas suffi : la Direction générale de la police de Foggia, en particulier, a souligné l’impossibilité de régulariser des personnes qui vivent depuis des années dans des conditions de marginalité et d’exploitation, surtout parce que les instruments juridiques mis à disposition par la dernière loi n’offrent pas de possibilités qui puissent être réellement utilisées par ceux qui vivent dans cette situation. Pour ces raisons, le combat mené par celleux qui vivent sur place doit nécessairement se développer au niveau national et européen, en échangeant des expériences et des pratiques avec celleux qui luttent de manière auto-organisée sur des fronts similaires.
En même temps, les émeutes sont de plus en plus fréquentes dans les centres de rétention ou les centres dits d’accueil dans toute l’Europe, ainsi que dans les prisons et aux frontières ; en même temps, les luttes ouvrières qui s’engagent dans des pratiques conflictuelles se poursuivent et sont sévèrement punies, surtout lorsqu’elles touchent un secteur aussi crucial que la logistique. Depuis des années, il est clair qu’il existe un lien entre le contrôle de la mobilité et du mouvement, l’exploitation des chaînes d’approvisionnement contrôlées par la grande distribution sur les derniers maillons de la chaîne, et la création et l’utilisation de lieux conçus pour contenir et gérer de plus en plus d’aspects de la vie de celleux qui sont obligées d’y vivre. C’est précisément d’ici qu’il faut repartir, de cette triple connexion qui, si elle a d’une part intensifié la répression, d’autre part nous permet d’élargir le front de la lutte et d’imaginer des points faibles où frapper.
CONTRE LA SÉGRÉGATION, LES FRONTIÈRES ET L’EXPLOITATION, NOUS DEVONS TROUVER LE COURAGE DE DÉFIER CELLEUX QUI NOUS MENACENT ET NOUS VEULENT DIVISÉ-E-S./strong>