D’argent, d’armes et de cartes. Les instruments du pouvoir de Frontex
publié le 22/04/2022 par No Cpr Torino
Le 4 décembre 2019, après un vote favorable du Conseil européen et du Parlement, l nouveau règlement de l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes FRONTEX est entré en vigueur. Le projet de renforcement de Frontex prévoit que, dans les cinq prochaines années, l’agence pourra disposer de 10 000 personnes pour le contrôle des frontières et les retours, et le budget alloué à l’agence, qui avait déjà augmenté au cours des années précédentes (d’environ 6,3 millions d’euros en 2005 à 333 millions en 2019, plus 5,185%), dans les prévisions pour la période 2021-2027 passe de 1,1 milliard d’euros en 2021 à 1,9 milliard pour la seule année 2025.
L’agence jouit de pouvoirs extraordinaires : non seulement elle dispose d’une force permanente de 10 000 unités à déployer à l’intérieur ou à l’extérieur de l’UE, y compris le recrutement direct et indirect, mais elle peut également acquérir ses propres biens et fournitures en coopération avec les États de l’UE. Frontex gère un certain nombre de systèmes de surveillance et de gestion des données visant à “prévenir les franchissements irréguliers des frontières” et a, par exemple, intégré le système Eurosur (European Border Surveillance System), déjà opérationnel, dans son mandat.
Elle joue un rôle central dans toutes les phases liées au retour des personnes en situation irrégulière dans les pays tiers. L’allocation des ressources permet d’y voir plus clair : en 2005, Frontex pouvait compter sur 80 mille euros sous la rubrique ” opérations de retour ” et en 2019, elle s’est vue allouer 63 millions (plus 78,650%). Le nouveau budget 2021-2027 a prévu au moins 250 millions d’euros pour cette activité et 50 mille personnes rapatriées chaque année (en 2018, il y en a eu environ 12 300 pour 345 vols aériens cofinancés et coordonnés par l’Agence, notamment dans les Balkans, où Frontex a des accords également avec des pays non membres de l’UE).
Interceptées en mer au moyen de drones ou de navires de garde-côtes, repérées sur terre par des caméras thermiques, des détecteurs de battements de cœur, ou par des triangulations des signaux de leur propre téléphone portable, captées en temps réel par des images satellites à ultra-haute définition, des centaines de milliers de personnes ont dû faire face à la violence des flics de Frontex et de la technologie dont ils disposent. Avec une fréquence croissante depuis 2019, Frontex lance des appels d’offres et des contrats de fournitures et de services, organise des réunions spécifiques ciblant le marché des véhicules et des équipements militaires, se tourne vers les universités, les entreprises privées et les ONG et OBNL pour donner une structure et une légitimité à son aggrandissement et à ses opérations. Dans “Ristretti Orizzonti. Sur le thème “Horizon Europe, Nestor et le contrôle des frontières”, nous avons donné un exemple de la manière dont les fonds d’Horizon Europe finissent dans les poches des entrepreneurs italiens par le biais de projets soumis à Frontex.
L’Italie est touchée par le processus de renforcement de Frontex de plusieurs façons : d’une part, en tant qu’État membre de l’Union, elle acquiert des moyens à son profit, et d’autre part, elle abrite des entreprises privées qui participent aux appels à propositions. Tekne Srl se présente comme un “partenaire qualifié et fiable dans la conception, la production et l’aménagement de véhicules industriels, spéciaux et militaires, ainsi que dans le développement de produits, de systèmes et de services liés à l’électronique automobile, à la défense et à la sécurité, dans les secteurs militaire et civil”. Sur le sol national, Tekne a conçu et construit en 2020 une flotte de bus spéciaux de transport de détenus* pour la police pénitentiaire et le ministère de la Justice. En 2019, le ministère italien de l’Intérieur a confié à Tekne la fourniture de 30 véhicules “Toyota Land Cruiser” d’une valeur de 2,1 millions d’euros qui seront vendus aux autorités libyennes à Tripoli pour des “besoins institutionnels liés à la lutte contre l’immigration irrégulière”. Aujourd’hui, Tekne est également fournisseur de l’Agence européenne basée à Varsovie pour une commande de 2 millions d’euros de “véhicules nécessaires aux activités opérationnelles de Frontex en Europe et dans la partie nord et ouest de l’Afrique”.
Une autre entreprise italienne impliquée dans les contrats Frontex est Cantiere Navale Vittoria Spa di Adria (RO), un partenaire stratégique du ministère italien de l’intérieur en Libye pour la construction et la réparation de patrouilleurs et les cours de formation pour le personnel. Cantiere Navale Vittoria a remporté plusieurs contrats avec l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes et le ministère des affaires maritimes d’Athènes, notamment la fourniture de quatre navires de garde-côtes pour une valeur totale de 55 millions d’euros. Le 18 janvier 2022, Cantiere Navale Vittoria a remporté une commande du centre naval de la Guardia di Finanza pour cinq autres moteurs Man destinés aux “unités navales” P.100 de l’Administration générale libyenne pour la sécurité côtière (GACS). Montant total : 350 000 euros. En somme, il s’agit d’une somme suffisamment importante pour fermer les yeux sur les rejets meurtriers de la police grecque, effectués avec l’approbation de Frontex et des garde-côtes italiens.
Les ressources proviennent dans ce cas du Fonds de sécurité intérieure (FSI) de l’Union européenne, un instrument de soutien financier au profit des États de l’UE pour la gestion des frontières, mis en place pour la période 2021-27 avec un total de 1,93 milliard d’euros.
Le premier Fonds pour la sécurité intérieure (FSI), créé en 2014, se composait de deux instruments : le FSI-Frontières et visas et le FSI-Police. Le budget total de l’ISF pour la période 2014-2020 s’élevait à 4,2 milliards d’euros, dont 1,2 milliard d’euros avaient été mis directement à la disposition du volet ISF-Police. En juin 2018, la Commission a adopté une proposition de règlement instituant le Fonds de sécurité intérieure. L’instrument proposé s’appuie sur l’ancien volet ISF-Police et sera doté de 2,5 milliards, soit deux fois plus que le précédent.
Sur le site web du Fonds pour la sécurité intérieure, vous trouverez la liste et de brèves descriptions des projets ISF 1 – Police et ISF 2 – Frontières et visas qui ont été achevés et sont en cours de réalisation. Vous y trouverez des appels d’offres pour la Guardia di Finanza pour des “unités navales” telles que des “patrouilleurs offshore”, des patrouilleurs, qui seront mis à la disposition de l’Agence européenne Frontex, 32,6 millions d’euros d’hélicoptères “équipés de capteurs de surveillance aéromaritime et de télédétection” utilisés dans le “contrôle des frontières extérieures”, dans les eaux territoriales, en haute mer et parfois aussi en dehors du bassin méditerranéen dans le cadre des opérations menées sous l’égide de l’Agence européenne Frontex”, un “avion bimoteur moyen” de 20 millions d’euros et cinq “vigies multirôles très rapides” de 12 millions d’euros, également sous l’égide de Frontex. Les appels d’offres financés par le FSI ne s’arrêtent pas à la fourniture de véhicules et d’équipements, mais couvrent un peu de tout, des cours de formation nationaux et internationaux pour le personnel de police aux services de médiation linguistique, en passant par la mise en place de systèmes de vidéosurveillance urbaine et de réseaux de fibres optiques.
L’accord conclu avec Frontex par le Politecnico di Torino s’inscrit également dans ce cadre. L’université, dans le cadre d’un consortium composé de l’Association Ithaca, du Département interuniversitaire de science, planification et politique du territoire (DIST) et d’Ithaca Srl, a remporté un appel d’offres de quatre millions d’euros pour la production de cartes et d’infographies nécessaires “pour soutenir les activités” de l’Agence européenne. Le contrat a été signé le 7 juin 2021 dans la ville et a été contresigné dix jours plus tard à Varsovie, date à partir de laquelle l’accord est entré en vigueur. Il a ensuite été ratifié malgré les protestations du Sénat académique de l’école polytechnique à la mi-décembre.
ITHACA S.R.L. a s.u. est une filiale à part entière de l’association sans but lucratif Ithaca, née en 2006 d’une collaboration entre le Politecnico, le SiTi (Institut supérieur sur les systèmes territoriaux pour l’innovation) et la Fondazione San Paolo, dont l’objectif principal est d’agir comme un centre de recherche appliquée. En 2017, Ithaca commence à créer des nœuds, des réseaux, des ateliers, des écoles d’été et des soirées de cartographie, à collaborer avec des réalités entrepreneuriales et à étendre son rôle sur le marché des services. En 2018, elle a accueilli l’un des quatre FabSpaces italiens (projet financé par l’Union européenne dans le cadre du programme Horizon 2020) et, pour l’occasion, Piero Boccardo, président d’Ithaca, a commenté dans un pur style capitaliste : “L’initiative peut être le lien entre l’association et les réalités entrepreneuriales du territoire afin d’utiliser de manière rentable les données d’observation de la terre pour le prototypage de nouveaux services et produits.” L’année suivante, Ithaca entre dans les domaines de l’intelligence artificielle, des smart et Big data, du suivi des satellites et de la cybersécurité, participant également au programme européen de recherche et d’innovation Lexis. Enfin, en 2019, elle participe à un projet sur la prévention des rassemblements et des épidémies liés au Covid-19, s’inscrivant dans le cadre de la surveillance nationale. En 2021, le projet de fusion et d’incorporation entre Ithaca et Links, une “fondation turinoise dans le domaine de la recherche appliquée, de l’innovation et du transfert de technologie”, également créée par le Politecnico et la Compagnia San Paolo, est lancé.
À l’occasion de l’attribution de l’appel d’offres, Piero Boccardo a déclaré que “la fourniture de produits cartographiques à l’Agence européenne Frontex est un nouveau défi qui nous rend fiers d’une série de collaborations avec de grandes organisations internationales. C’est une nouvelle opportunité de contribuer de manière opérationnelle au soutien des activités de surveillance du territoire (…)“.
Le professeur Stefano Corgnati, vice-chancelier pour la recherche et président de l’association Ithaca, représentant du consortium, a souligné que “la collaboration avec Frontex est le premier exemple de la manière dont l’écosystème du Politecnico di Torino, représenté par ses départements et le système des entreprises affiliées, peut contribuer à intégrer pleinement les activités de recherche et de transfert de technologie”.
Pour sa part, le professeur Andrea Bocco, directeur du DIST, a tenu à souligner que “ce projet s’inscrit parfaitement dans l’objectif stratégique du département de développer un laboratoire capable de traiter et de gérer des données spatiales même très complexes”.
Si l’histoire de la cartographie révèle comment les cartes peuvent être comprises à la fois comme “savoir” et “pouvoir”, les implications pratiques de ces cartes entrent pleinement dans la catégorie de la “surveillance”, se rapportant à la fois à la guerre, à la propagande politique, à la délimitation des frontières et à la préservation de l’ordre public.
le monde vu par les frontex (https://frontex.europa.eu/we-know/migratory-map/)
P.S. Ce matin, vendredi 22 mars, l’Office fédéral des douanes et de la sécurité des frontières a été bloqué à Berne dans le cadre des journées d’action #AbolishFrontex. Ce bureau est le lien institutionnel et le gestionnaire de la coopération de la Suisse avec Frontex. Il envoie des gardes-frontières en mission, représente les intérêts suisses au sein du conseil d’administration de Frontex et est connecté à son réseau de surveillance. En outre, un référendum doit être organisé en Suisse le 15 mai, et l’une des trois questions porte sur l’augmentation de la contribution suisse à l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes. La décision de l’UE de renforcer l’agence prévoit une augmentation de la contribution des États membres. Le conseil d’administration de Frontex se réunit cinq fois par an et se compose de représentants des autorités frontalières des 26 États membres de l’UE appartenant à l’espace Schengen, ainsi que de deux membres de la Commission européenne. La Confédération suisse, en tant que pays associé à Schengen, est représentée au conseil d’administration mais dispose de droits de vote limités. Pour avoir une idée de la manière dont le travail de Frontex est dépeint et des stratagèmes rhétoriques et artistiques utilisés par la Chancellerie fédérale pour persuader l’opinion publique de la bonté et de la neutralité de l’agence, la vidéo produite dans le cadre de la propagande pour le Oui (à l’augmentation de la contribution à Frontex) est en ligne.