Les fonds européens au Maroc pour arrêter les gens, à tout prix
traduit depuis Altraeconomia– écrit par Luca Rondi – 1 juillet 2022
Ces dernières années, l’Union européenne a garanti à la police marocaine des moyens, des “formations” et des outils d’identification. Des approvisionnements millionnaires, peu transparents, dont ont bénéficié ces mêmes gardes-frontières qui, le 24 juin, ont causé la mort de plus de 20 personnes. Ici aussi, Frontex joue un rôle décisif
Un partenaire de référence pour l’Union européenne, un modèle à suivre pour les autres en raison de sa capacité à coopérer avec nos agences”. C’est ainsi que la Commission européenne a décrit l’activité des autorités marocaines en matière de “gestion” de la migration en octobre 2021. Une image qui se heurte à celle des corps gisant sur le sol, immergés dans des mares de sang, de ceux qui, tôt le matin du 24 juin, ont été brutalement rejetés alors qu’ils tentaient de pénétrer dans l’enclave espagnole de Melilla. Au moins 23 personnes sont mortes, beaucoup plus selon des ONG indépendantes, principalement des personnes originaires du Soudan et du Sud-Soudan, des centaines ont été blessées et des dizaines ont été arrêtées parmi les quelque 2 000 personnes qui ont tenté d’escalader la triple barrière métallique séparant le territoire marocain de la ville espagnole. Mais la violence perpétrée contre les réfugiés par la police marocaine et la garde civile espagnole doit être replacée dans un contexte plus large. L’argent de l’UE a financé cette violence.
Sur le budget pluriannuel 2014-2020, environ 370 millions d’euros ont été alloués au gouvernement de Rabat pour la gestion du phénomène migratoire, dont 238 proviennent directement du Fonds fiduciaire de l’UE pour l’Afrique (Eutf) : 80% ont été alloués à des programmes d’appui, de soutien et de gestion des frontières, avec seulement des “miettes” pour la protection des personnes en transit (environ 11%) et pour l’intégration socio-économique de ceux qui “choisissent” de rester au Maroc (7,5%). Des chiffres attribués avec le refrain habituel de la “lutte contre l’immigration illégale” qui, comme sur tant d’autres frontières extérieures de l’UE, justifie le blocage du flux des personnes en transit et l’impossibilité de se voir accorder le droit d’asile. Une stratégie qui, dans le cas du Maroc, a posé ses premières bases en 2001, lorsque la route de la Méditerranée centrale a commencé à voir ses premiers flux. L’Italie est un précurseur avec un financement de 10 milliards de lires, entre 1999 et 2000, pour financer, selon ce qui a été reconstitué par le projet Sciabaca&Oruka de l’Asgi, l’achat de moyens, d’instruments et d’équipements qui aident les forces de police marocaines dans leur activité contre l’immigration “clandestine”.
D’autre part, comme l’a reconstitué Statewatch, un groupe de recherche indépendant, au niveau européen, de 2001 à 2010, environ 74,6 millions d’euros ont été alloués à six projets concernant la sécurité des frontières. Parmi ces six projets, deux au moins méritent l’attention. Le “réseau hippocampe” (coût total d’environ 2,5 millions d’euros, avec une contribution de l’UE de plus de 1,9 million d’euros), qui a fourni des fonds pour la création d’un “réseau régional sécurisé pour l’échange d’informations sur la migration irrégulière”. Statewatch, grâce aux documents fournis par la Direction générale de la coopération internationale et du développement (DG Devco) de la Commission, a reconstitué que le réseau est basé à Gran Canaria et est lié à celui de la Guardia Civil espagnole et de l’agence Frontex. Et puis un projet de plus de 67 millions d’euros fourni entre 2007 et 2010 directement au ministère marocain de l’Intérieur : on ne connaît pas le contenu du projet, l’accès aux documents ayant été refusé pour ” protection de l’intérêt public prévalant sur le besoin de divulgation ” et, surtout, il n’existe pas de documents d’évaluation. “Le fait que l’UE n’ait pas entrepris d’évaluation est surprenant compte tenu des normes d’audit et d’évaluation rigoureuses qui devraient être appliquées au financement.
L’augmentation des flux s’accompagne d’une augmentation des financements. Ce n’est pas un hasard si, entre 2013 et 2018, toujours selon la reconstitution de Statewatch, les financements se sont concentrés sur l’intégration des personnes déjà présentes sur le territoire, grâce à un changement de cap des autorités marocaines, qui ont promu deux campagnes de régularisation des sans-papiers (en 2013 et 2016) et une tentative de garantir un soutien aux réfugiés et aux demandeurs d’asile. Les quelque 61,5 millions d’euros alloués par l’UE ont en effet “compensé le manque d’implication des autorités marocaines dans la formulation et la mise en œuvre d’une véritable politique d’intégration”. Mais l’intervention humanitaire européenne n’est qu’une brève parenthèse. Entre 2017 et 2018, les traversées “irrégulières” en Méditerranée occidentale ont augmenté de 40 % et les autorités marocaines affirment avoir appréhendé quelque 76 000 personnes. Des chiffres à prendre avec des pincettes, mais qui justifient, selon les législateurs européens, la reprise des fonds alloués à Rabat. Et ce, malgré le fait qu’en valeur absolue, les franchissements irréguliers ont diminué de 25 % par rapport à 2017 et ont atteint le nombre le plus bas des cinq années précédentes (150 mille au total). Mais peu importe, comme on le voit sur d’autres frontières, ce n’est pas une question de nombre.
Le 20 août 2018, par le biais du ” Programme de gestion des frontières pour la région du Maghreb (BMP – Maghreb), 30 millions d’euros sont alloués pour ” protéger, surveiller et gérer les frontières ” du Maroc dans un projet multinational plus vaste, avec un budget total de 55 millions d’euros, dans lequel le ministère italien de l’Intérieur figure également parmi les partenaires exécutifs pour certaines actions en Tunisie. Ces mesures vont de la mise à niveau de l’infrastructure informatique pour la “collecte, le stockage et l’identification des données biométriques numériques” à l’acquisition de moyens aériens et navals pour le contrôle des frontières. Puis, le 13 décembre 2018, 44 millions d’euros sont alloués au projet “Soutien à la gestion intégrée des frontières et de la migration au Maroc”, qui vise à “renforcer les capacités des institutions marocaines en matière de protection, de surveillance et de contrôle des frontières” : pour une durée de 36 mois et géré par les autorités espagnoles pour “améliorer les capacités des autorités marocaines à intercepter les franchissements irréguliers des frontières et à mener des activités de recherche et de sauvetage en mer”. À cela s’ajoute un programme de lutte contre le “trafic illicite et la traite des êtres humains”, doté de 70 millions d’euros. En décembre 2019, bien que le nombre de passages enregistrés par Frontex soit deux fois moins élevé que l’année précédente (seulement 23 969), l’UE finance à nouveau plus de 101 millions d’euros pour “renforcer les capacités des institutions marocaines, en particulier pour le ministère de l’Intérieur, à lutter contre le trafic de migrants et la traite des êtres humains, y compris le soutien à la gestion des frontières du pays”.
Malgré ces sommes importantes, la transparence est refusée. Pour aucun des projets de gestion des frontières, les institutions européennes n’ont fourni l’accès aux documents, ce qui soulève à nouveau la question de la “protection de l’intérêt public dans les relations internationales”. En novembre 2019, les chercheurs de Statewatch ont commenté de manière “prophétique” ce soutien : “Les conséquences de cette approche risquent d’être désastreuses étant donné que la coopération du Maroc en matière de sécurité et de surveillance des frontières a un coût très élevé en termes de violations des droits humains commises par les forces de sécurité marocaines à l’encontre des migrants, des réfugiés et des demandeurs d’asile.”
Voici les fruits de la politique européenne d’externalisation au Maroc. “Des vidéos et des photographies montrent des corps jonchant le sol dans des mares de sang, des forces de sécurité marocaines frappant des personnes à coups de pied et de bâton, la Guardia Civil espagnole lançant des gaz lacrymogènes sur des hommes s’accrochant à des clôtures”, explique Judith Sunderland, directrice adjointe pour l’Europe et l’Asie à Human Rights Watch. Le nombre de personnes décédées n’est pas encore connu. Selon Caminando Fronteras, une organisation espagnole, on dénombre 37 personnes et des dizaines de blessés. Mais les autorités marocaines font déjà le ménage dans les crimes commis : l’Association marocaine des droits humains (Amdh), qui œuvre pour la protection des droits de l’homme dans le pays, a posté sur Twitter deux photos de ce que l’on estime être entre 16 et 21 tombes déterrées dans le cimetière de Sidi Salem, à la périphérie de Nador, la ville marocaine située de l’autre côté de la frontière avec Melilla. Hrw a pu le confirmer en identifiant au moins 10 tombes individuelles creusées.
Face à l’horreur et à la tragédie, le chemin est déjà tracé. Le document ” fondant ” les activités au Maroc prévues par le Pacte pour la migration et l’asile, présenté en septembre 2020 devant la Commission européenne, prévoit un soutien financier pour la période 2021-2027 pour mettre en œuvre, une fois de plus, le contrôle des frontières et surtout ” soutenir le rapatriement volontaire des citoyens étrangers du Maroc vers leurs pays d’origine ” ainsi que la rationalisation des procédures de rapatriement des citoyens marocains qui n’ont pas le droit d’être sur le territoire européen. Enfin, le document précise l’importance du “dialogue stratégique” que les autorités marocaines entretiennent avec Frontex, qui ouvre la possibilité de signer un accord opérationnel avec l’agence de surveillance des frontières extérieures de l’Europe. Il n’y a pas de changement de stratégie, alors que seulement 3 965 traversées irrégulières ont été enregistrées en Méditerranée occidentale entre janvier et mai 2022. L’invasion n’est pas là : les morts gisant dans les mares de sang de Melilla révèlent une fois de plus le visage d’une Europe qui rejette et délègue le sale boulot aux polices des pays autocratiques.