[Archive] Contribution d’un.e camarade passé.e par ici

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2 avril 2019 Non Par passamontagna

Chez Jésus est menacé d’expulsion,

c’est le refuge chaotique mais nécessaire qui occupe l’espace sous l’église de Clavière, dernière commune avant la frontière française.


Le nom de ce petit village purement touristique représente bien sa position de limite entre l’ouest et l’est des Alpes, une limite oscillante et changeante, selon l’accessibilité un côté ou de l’autre. Dans les montagnes, en fait, quelques kilomètres faisaient la différence quand il n’y avait pas de tunnel ou d’autoroute pour les parcourir et que l’unique moyen de se déplacer était d’emprunter les sentiers.

Aujourd’hui pourtant les choses ont changé : malgré les montagnes, des centaines de camion chargés de marchandises et de voitures pleines de touristes circulent chaque jour sur les routes, sans remarquer ni les limites physiques qui s’élèvent au même endroit depuis des milliers d’années, ni les limites politiques qui évoluent dans le temps, se renforçant ou se fluidifiant selon les circonstances. Les motard.es filent à toute vitesse devant l’église, trop rapides pour apercevoir les corps apeurés et fatigués marcher prudemment entre les arbres, sans lumière et avec peu d’espoir. Parce que pour eux, il n’existe pas de routes ou de traités qui rendraient les frontières physiques et politiques moins imposantes, celles-ci demeurant toujours depuis des milliers d’années.

Le temps et l’espace ne sont pas les mêmes pour tous. Avec des roues et un volant, en arrivant à Clavière on se sent déjà en France, puisqu’à cinq minutes de l’entrée de l’église se trouve Montgenèvre, petite station de ski qui arbore le drapeau français. Mais pour qui est contraint de voyager clandestinement, la même église représente le point de départ pour une traversée de plusieurs heures de marche à travers des forêts inconnues et de nombreux dangers. Des forêts traversées depuis des siècles, pour des motifs divers et avec des prises de risque qui ont évolué dans le temps. Des bergers menacés par les loups, des voyageurs et marchands menacés par des voleurs, des partisans menacés par des envahisseurs. Mais aujourd’hui dans les montagnes il y a peu de loups, plus d’envahisseurs, et les voleurs ont changé de forme. Comme les loups devenus chiens de berger, ces voleurs ont été domestiqués, se mettant au service de leurs anciennes proies. Ils ont laissé leur refuge dans la forêt pour emménager avec les marchands. Ils portent un uniforme qui les autorise à voler et terroriser les hommes, femmes et enfants qui essaient de traverser la frontière chaque jour et chaque nuit. Cette frontière que l’on imagine comme sa matérialisation sur une carte lorsqu’on ne l’a jamais vue, mais qui en réalité n’est pas une ligne rigide mais une zone diffuse.

Les générations d’habitants bilingues qui se sont succedées au cours des siècles de domination le savent, les migrants d’aujourd’hui le savent aussi, que pour arriver à destination, pour se sentir en sécurité en France, ils doivent marcher 17 kilomètres sur le territoire français. 17 kilomètres qui peuvent prendre plus de douze heures, entre le risque de se perdre et celui d’être trouvé par l’armée ou la police cachée dans la forêt dans le but de reconnaître qui a le droit de traverser la frontière et qui ne l’a pas.

Faire respecter les règles et les frontières n’est pas un travail difficile pour des policiers armés. Les rejets sont en fait un usage. Ceux qui réussissent à passer retournent en arrière quasiment toujours au moins une fois. Les plus chanceux sont trouvés immédiatement et ramenés au point de départ comme dans un jeu vidéo. Dans le pire des cas, qui est aussi le plus fréquent, la police attend les marcheurs dépaysés à l’entrée de Briançon, l’objectif final, que beaucoup ont seulement le temps de reconnaître avant d’être arrêtés par la police, interrogés, perquisitionnés, volés, pour être finalement chargés dans une voiture et reconduits au point de départ comme dans un jeu de l’oie. Mais ils ne trouvent ni un Dieu miséricordieux ni un prêtre et ses fidèles qui les attend au point de départ, devant l’église. Ils trouvent en revanche un christ anti-impérialiste qui parle aux derniers et aux plus en colère avec fraternité et dans un esprit de communauté. Ceux qui arrivent ne trouvent ni prêtre, ni fidèles, ni bénévoles. Mais des camarades de voyage et de lutte. De ceux-là il en passe beaucoup chaque jour Chez Jésus, surtout des camarades venant d’Afrique et d’Europe. Personne ne trouve l’hospitalité, tout le monde trouve un refuge et de la compagnie.

Je ne sais pas ce que pensent les passants quand ils arrivent là, un lieu aussi différent des lieux d’accueil institutionnels qui prêchent la fraternité et distribuent de l’assistance, à une distance convenable d’une solidarité empathique, transformant souvent la personne qu’ils ont en face en un humain désespéré et incompréhensible, nécessitant de l’aide mais dépourvu de personnalité, d’ambition, d’inclinaison ; à l’image d’un enfant incapable de s’autodéterminer. La configuration matérielle de Chez Jésus est elle aussi peu conventionnelle : un seul WC, une seule douche, un seul salon, divisé d’un côté en une entrée qui fait aussi office de cuisine, bureau, dépôt et garde-manger. La salle se compose d’une zone réservée aux femmes, comme dans les mosquées ou les vieilles églises du sud de l’Italie : un espace sûr, où les mamans peuvent allaiter et les enfants se reposer. Ce n’est pas un lieu de réclusion mais de protection respectueuse des enfants et de leurs mères.

En plus rien n’est jamais ordonné, parce que personne ne donne jamais d’ordre. On cherche un équilibre entre les longues et compliquées décisions collectives et les courageuses prises d’initiatives individuelles, qui risquent d’être fortement critiquées, ou bien d’être bénéfiques pour le collectif, comme l’initiative prise par des copaines de passage qui une fois ont spontanément construit deux mezzanines en bois, augmentant ainsi le nombre de couchages qui sont très utiles certaines nuits. Certaines nuits, la salle entière, les mezzanines et l’espace non-mixte sont tapis de matelas où des corps noirs et blancs dorment côte à côte, en respirant le même air humide et pesant de rêves de frontière, d’occupation, de précarité et de frustration. C’est frustrant de marcher une nuit entière pour se retrouver en quinze minutes de voiture à l’endroit d’où on est parti, comme dans un jeu sadique des policiers et voleurs qui épuise le corps et l’esprit. C’est frustrant de voir une personne à qui l’on avait dit au revoir revenir désespérée, humiliée et souvent volée par la police aux frontières. C’est frustrant de voir la manière dont les actions quotidiennes de dizaines de personnes continuent d’être déformées par les médias et les voisins pour ne pas voir ce qui se passe autour d’eux, pour ne pas prendre leur responsabilité.

C’est frustrant et fatiguant de voir que les choses ne se passent pas comme elles devraient. Problème après problèmes s’enchaînent dans une unique salle où on ne regarde jamais autour sans trouver des choses à faire : des vêtements donnés ou abandonnés à ranger, des nouveaux arrivants à qui présenter le lieu, des blessés physiques ou émotifs à guérir, de la vaisselle à laver, de la nourriture à cuisine. Ensuite il y a des assemblées, où la théorie politique, les questions pratiques et les relations humaines s’emmêlent, avec le besoin supplémentaire de prendre en compte notre position frontalière, les différences linguistiques et culturelles entre les copains et copines originaires des deux côtés qui rendent la communication moins spontanée et compréhensible. Le manque de spontanéité et de compréhensibilité est aussi dû à la censure qu’il faut s’auto-imposer par peur d’un contrôle répressif, d’un espion sans nom qui écoute et enregistre toutes les conversations à la recherche de preuves incriminantes, créant une pression psychologique comme si l’on vivait un interrogatoire permanent.

Parce que l’hypocrisie d’un continent entier, qui s’autoproclame “communauté” alors qu’il fait silencieusement marche arrière sur des pactes qui devraient être fondamentaux, considère comme criminels ceux qui soutiennent les migrants en situation irrégulière qui voudraient traverser la frontière, frontière qui selon leurs propres traités ne devrait même pas exister. La justice appelle ce délit “aide à l’immigration clandestine en bande organisée”, mettant les solidaires de la bataille pour la liberté de circulation sur le même plan que les organisations mafieuses de trafic d’humains, qui sont autant haïes Chez Jésus que les frontières elles-mêmes. C’est l’accusation pour laquelle sept hommes et femmes risquent jusqu’à dix ans de prison pour avoir été pris en flagrant délit de franchissement de frontière avec un cortège auquel participaient quinze hommes noirs, dont la nationalité et condition juridique n’ont pas été vérifiées.

Ils pourraient tout à fait être des citoyens régularisés de la multiethnique, libérale, égalitaire et fraternelle France. Mais cette éventualité n’a pas empêché l’Etat français d’ouvrir un procès qui aura lieu le 8 novembre à Gap pour le cortège du 22 avril, qui a eu lieu trois jour avant la “journée de la libération du fascisme”, fête nationale qui en Italie célèbre la résistance partisane, jetant un piteux voile sur les vingt années ayant précédées la libération, vingt années de meurtres, torture, arrestations, lois raciales qui furent mises en place avec le lâche consentement de la majorité de la population. L’histoire raconte que la résistance a commencé dans les montagnes, et pas sur les places des villes. L’histoire enseigne, nous apprenons ?

Comme les partisans pendant le fascisme, nous sommes aussi des criminels. C’est pour cela qu’il n’y a pas de séparation entre l’hôte et l’accueilli. Nous sommes tous ici parce que nous ne pourrions être nulle part ailleurs. Nous sommes tous obligés d’agir dans l’illégalité. Même quelqu’un qui tente de réaliser ses rêves ne peut pas faire semblant de ne rien voir face à l’inhumanité qui se produit dans ces montagnes.

Cependant, les différences existent bel et bien, et ce n’est pas facile de les oublier lorsque l’on passe par les montagnes en empruntant les mêmes chemins que les copains de passage sans avoir à se cacher et en pouvant profiter du paysage. Ce n’est pas facile d’observer la forêt qui change lors que l’été laisse place à l’automne, teintant les montagnes d’une couleur tiède; ce n’est pas facile de profiter de la brise fraîche qui annonce l’hiver, en sachant qu’avec l’ouverture de la station de ski les sentiers deviendront beaucoup moins praticables; ce n’est pas facile d’imaginer la neige, qui rendra le panorama peut-être encore plus prodigieux mais couvrira surtout d’un voile candide les crimes contre l’humanité qui sont commis chaque jour sur ces routes. Ce n’est pas facile de prendre acte du fait que quand la neige commencera à tomber et que les personnes de passage auront encore plus besoin d’un refuge, ils ne pourront plus trouver Chez Jésus, de qui les jours semblent comptés.

Un lieu occupé risque toujours d’être expulsé, mais quand ce lieu est en charge de tâches qui devraient être du ressort de ceux qui imposent le système des frontières et des refoulements, même ceux qui répriment les actions illégales savent qu’il faut trouver une alternative auparavant, pour éviter d’être accusés de créer un problème au lieu de le résoudre.

Le 18 septembre l’alternative a été inaugurée à Oulx, à 20 kilomètres de la frontière: il s’agit d’un centre d’accueil ouvert par des associations laïques mais aussi religieuses, plus dans la lignée du modèle étatique que d’un groupe hétérogène de personnes qui déclarent explicitement la guerre au système d’Etat et de frontière. Un lieu convenable et organisé, qui pourrait héberger à une trentaine de personnes, mais qui pour l’instant reste vide et froid, étant donné l’absence de chauffage.

Qui sait si les bénévoles citoyens et fidèles qui ont décidé de s’engager dans ce projet humanitaire se rendent compte qu’ils sont partie prenante d’un pantomime écrit par quelqu’un d’autre, de servir de bouclier protecteur à un système qui n’a ni pitié ni bienveillance.

Quand Chez Jésus sera expulsé, qu’adviendra-t-il des copains qui seront réaccompagnés à Clavière par la police française, fatigués, frigorifiés, peut-être blessés, au milieu de la nuit ? Marcheront-ils sur la route pendant vingt kilomètres, avec le risque d’être renversés ? Attendront-ils le matin en risquant de mourir de froid?

Quoi qu’il se passe, ça passera probablement inaperçu: comme c’est le cas chaque jour à Vintimille, à Calais, à Lesbos, à Tripoli et à toutes les autres frontières internes et externes de cette Forteresse Européenne qui est parfois évoquée sur le ton de l’enquête dans des essais journalistiques ou sur les réseaux sociaux, en sensationnalisant des expériences quotidiennes de lutte contre l’inhumanité diffuse, générant de l’indignation ou de l’amertume, avant de tomber dans l’oubli et de sombrer dans les centaines d’informations choquantes qui viennent des quatre coins du monde. Et pendant que nous nous lamentons sur les orphelins syriens, les violences homophobes en Russie, les divers apartheids sur la planète, nous devenons aveugles face aux inhumanités voisines et tangibles.

Ceci n’a pas vocation à être la description d’un lieu extraterrestre où des militants-superhéros sacrifient leurs propres vies pour des Idéaux. Ça ne serait pas véridique, la vérité est que c’est un lieu extraordinaire où des personnes animées d’un même désir de liberté et de spontanéité se rencontrent pour partager un vécu, des formes mentales et des langues différentes. Même s’il y a tant à faire, on n’oublie pas de se réjouir des bonnes nouvelles. Qui pleure de rage et de frustration trouve une étreinte qui comprend sans avoir besoin de parler, mais on rit aussi, et on joue, ce sont autant d’armes qui évitent de se laisser enfoncer dans la lourdeur du contexte. Et il y a aussi des moments extraordinairement ordinaires : repas partagés, nouvelles amitiés, bavardages stimulants, musique.

En plus de la sensationnelle conscience d’être chef de sa propre vie, de choisir de dédier son propre présent à une expérience de vivre ensemble et de lutte partagée avec tant de personnes qui vont et viennent dans des lieux divers, partageant dans ce lieu des expériences, histoires, modalités et pratiques parfois très éloignées les unes des autres. C’est un art de médiation dans lequel toutes les voix sont mélangées sans s’uniformiser dans un son monotone, mais réussissent à cohabiter dans un merveilleux orchestre sans chef d’orchestre, en réussissant à affronter ensemble une situation critique et dangereuse. Parfois ça fonctionne, parfois on apprend de nos erreurs. Personne n’a encore réalisé le paradis anarchiste mais quand je regarde autour de Chez Jésus je croise des regards qui sont en train d’essayer. Ceci est une tentative de porter l’attention sur Clavière, qui quelque que soit le sort de Chez Jésus restera un lieu d’injustice qui nécessitera des énergies quotidiennes et actives. Mais qui cherche aussi à être une occasion de réfléchir sur ce que signifie de nos jours être actif et attentif. Ce n’est pas un secret que l’accès simultané à des milliers de stimulations nous rend toujours moins capable de maintenir notre attention, pourtant si nécessaire à l’action.Et agir ne veut pas dire partager un appel pour nos amis facebook, ni déléguer aux plus jeunes ou aux plus âgés la responsabilité. Agir veut avant tout dire se remettre en question, sortir de la torpeur du bien-être permanent duquel nous bénéficions tous, et de se demander sciemment ce que signifie être humain, et une fois trouvée la réponse convenable, il sera temps de comprendre si l’on est disposé à prendre les responsabilités d’un être humain, ou celle de décider de vivre sans les prendre.

 

Nous sommes toustes libres de choisir d’agir ou de détourner le regard de l’autre côté.