Attirer les touristes, collaborer et se taire : comment la station du Montgenèvre protège l’ordre de la frontière

Attirer les touristes, collaborer et se taire : comment la station du Montgenèvre protège l’ordre de la frontière

9 décembre 2019 Non Par passamontagna

Le domaine skiable de la Voie Lactée

s’étend sur toute la zone frontalière entre la France et l’Italie :

Nous republions et partageons une analyse intéressante sur la situationu village et de la station de ski du Montgenèvre, sur la question du tourisme, quelques ours avant l’ouverture de pistes pour cette saison 2019-2020.


la frontière se situe, entre autres, sur le col qui sépare les villages-stations de Montgenèvre (France) et Clavière (Italie). Depuis 2017, le paysage quotidien de ces deux villages a été bouleversé par les arrivées régulières, parfois considérables, de personnes étrangères irrégularisées, mais aussi de renforts policiers pour le contrôle de la frontière, et de journalistes pour médiatiser la situation. Des dizaines d’habitant⋅es et parfois mêmes des touristes racontent avoir été témoins de « course-poursuites », voire de « chasses à l’homme », lorsque les agents de la police aux frontières (PAF) traquent des personnes qu’ils identifient au faciès comme des « migrant⋅es » en situation irrégulière, dans le village, sur les pistes de ski, dans la montagne.

Pourtant, en deux ans, la mairie de Montgenèvre n’a jamais fait de déclaration officielle concernant les personnes en situation de migration, ou le contrôle de la frontière. Aucun compte-rendus des conseils municipaux, aucune lettre d’information diffusée aux habitant·es, n’en font mention ; aucune évocation n’est faite, notamment, des personnes qui sont décédées depuis l’an dernier sur la commune de Montgenèvre lors de leur traversée de la frontière.

Lors de mon enquête, j’ai constaté moi-même le refus de la mairie de se prononcer sur les événements, puisque celle-ci bloquait mes demandes d’entretiens à tous les niveaux : direction de l’office du tourisme, direction de la Régie des remontées mécaniques, et cabinet du maire. L’absence de discours sur la situation migratoire de la part de la mairie est d’autant plus étonnante que le maire de Montgenèvre, M. Guy Lhermitte, est un ancien directeur de la PAF de Montgenèvre, qui est même monté au cours de sa carrière à la direction centrale de la PAF à Paris.
L’absence des personnes en exil et du contrôle policier dans la communication officielle, accessible en ligne (donc aux touristes et aux investisseurs) montre simplement que, dans l’image que la mairie veut donner du village, y compris auprès de ses habitant-tes, il n’y a pas d’étranger·es « migrant·es », il n’y a pas de frontière.

De manière plus étonnante, le silence de la mairie est imité par les habitant·es et travailleur·euses de Montgenèvre. Les difficultés auxquelles j’ai été confrontée pour mener cette recherche (certains habitants menaçant même d’appeler la police si je continuais d’enquêter dans le village) m’ont montré que ce silence, loin d’exprimer un désintérêt, était en réalité un tabou. Ce tabou a pour fonction de protéger un ordre auquel, dans mon désir de « faire parler », je me suis confrontée ouvertement.

Cet article est un extrait d’un mémoire de recherche de M2 soutenu en août 2019. Lorsque j’ai mené mon enquête de terrain auprès des habitant·es de Clavière et Montgenèvre, entre janvier et mai 2019, j’ai constaté que, pour beaucoup de personnes, participer à ma recherche était source de craintes personnelles. J’ai donc fait le choix d’anonymiser complètement les noms des habitant·es et travailleur·euses de la zone-frontière que je cite dans cet article : ainsi, les initiales ne correspondent pas à leurs véritables noms.

Côtoyer les forces de l’ordre

La première chose à comprendre, c’est que, dans ces petits villages, « tout le monde se connaît ». Dans un espace social aussi petit, les travailleur·euses des villages frontaliers, qui n’ont pas de lien a priori avec la police mais qui se retrouvent quotidiennement confronté·es à elle, finissent par se sociabiliser avec les agents du contrôle. La présence policière diffuse au sein du village a comme effet le plus concret qu’elle empêche, par peur d’une arrestation, de nombreux·ses habitant·es d’agir en solidarité avec les exilé·es qui traversent la zone-frontière. Les rondes permettent aux forces de l’ordre d’affirmer leur présence et leur prédominance sur le territoire, et y réaffirmer leur prédominance. « Nous on a des gendarmes campés en permanence devant la maison. C’est sûr que moi j’y réfléchis à deux fois [pour aider] si je sais qu’il y a les flics en bas de chez moi. (…) Le fait de savoir qu’on va les croiser, tout le temps, tout le temps, chez moi… » (Entretien avec S, habitante, 19/02/2019). La présence policière, diffuse et discrète, mais permanente dans le village depuis l’automne 2018, met en place un climat de surveillance, de méfiance et de peur.

D’autre part, les liens interpersonnels peuvent jouer un rôle dans le soutien d’une partie de la population au travail de la police. Lors de mes séances d’observation en gare de Briançon, j’ai vu les policier·es « faire la bise » à des passager·es du train qui montaient skis à l’épaule, en plein milieu d’une opération de contrôle. Comme l’explique un pisteur de Montgenèvre : « Parmi les collègues, certains sont d’anciens gendarmes, ou leur fils bosse à la PAF. Ce sont les premiers à vouloir aider leurs collègues »1.

Renforts policiers lors d’une manifestation contre les arrestations à la frontière, Montgenèvre, février 2019

Dénoncer

Un accompagnateur en montagne raconte qu’il y a 15 ans, à la résidence « Village du Soleil », « [des migrants] s’étaient installé dans les fauteuils à l’accueil. En mode «  c’est bon, on est en France   !   ». La direction de l’époque avait appelé la gendarmerie (…). »2 Des années plus tard, en 2018, alors qu’elle transportait une personne noire vers l’hôpital, une habitante a été dénoncée à la police par l’ancienne monitrice de ski de ses enfants, et elle a été arrêtée. Il arrive aussi qu’à la gare routière de Montgenèvre, des chauffeurs de bus fassent payer un ticket à des personnes, puis appellent la police pour qu’elle les arrête et les reconduise à la frontière3.

Sur les pistes de ski, la radio peut servir aux pisteurs et aux travailleur·euses des remontées mécaniques pour alerter la hiérarchie à la vue de personnes soupçonnées au faciès d’être des « migrant·es » – les chefs de la station étant eux-mêmes en lien radiophonique avec la PAF.4 Le système de radio de la station devient une infrastructure privilégiée pour le contrôle mobile à travers la zone-frontière car il permet de communiquer efficacement et rapidement à travers l’ensemble du domaine skiable côté français.

Les pistes de ski de Montgenèvre, sillonnées discrètement par la PAF à la recherche d’étranger-es en situation irrégulières, février 2019

Les dénonciations font planer sur tout le village de Montgenèvre une atmosphère de suspicion générale : quand les habitant·es s’adressent à moi dans les espaces publics, elles baissent systématiquement la voix de peur d’être écoutées. Beaucoup en viennent à comparer la situation actuelle à « Vichy » ou « aux années 1940 ». Les arrestations « sur délation » choquent, parce qu’elles remettent en cause les liens de confiance sur lesquels se fondent les interactions sociales dans le village. Le fait que les « délations » sont considérées comme plus grave que les arrestations en elles-mêmes, montre que la population locale s’est habituée à l’idée que des personnes étrangères soient traquées et arrêtées, tant que cela est fait dans le « cadre officiel », par les agents de police auxquels l’État délègue sa violence légitime.

Des pressions sur les travailleur-euses de la station qui les incitent à collaborer au travail de la frontière

La police aux frontières met à contribution la compagnie de bus locale pour participer aux reconduites à la frontière : selon le gérant de cette compagnie, la PAF requiert son accord pour éditer un « titre de transport » spécial qui permet aux personnes renvoyées de force en Italie de prendre le bus dans le sens retour5.

Gare routière de Montgenèvre, février 2019

Mais la police va plus loin en sollicitant également la participation des chauffeurs de bus de la ligne transfrontalière dans le traçage des personnes « identifiées » comme « migrantes » : au poste-frontière, on demande aux chauffeurs combien de gens sont descendus à Clavière (le dernier village italien avant la frontière) afin de connaître le nombre de personnes étrangères à aller traquer ensuite dans la montagne. Plus étonnant encore, en mars 2019, j’ai observé au départ du bus, à Oulx, en Italie, un policier français en civil équipé d’une oreillette, s’approchant du chauffeur par la fenêtre et lui demandant : « Combien ? », ce à quoi le chauffeur a répondu : « Personne ce soir ». Le regard des chauffeurs de bus permet d’estimer à l’avance le nombre de personnes qu’il va falloir aller chercher dans la montagne avant même qu’elles n’arrivent à la frontière, alors qu’elles se trouvent encore 20km en amont, côté italien ; s’appuyer sur eux permet de mettre en œuvre une forme très discrète de délocalisation du contrôle.

Quand j’ai demandé aux conducteurs de bus s’ils ont reçu des consignes de leur direction ou de la police concernant les étranger·es en situation irrégulière, tous ont déclaré ne ressentir aucune forme de pression particulière. Pourtant, ces mêmes personnes ont intériorisé l’obligation de déclarer à la police le nombre de personnes descendues à Clavière : « Je dois le dire. Ca dépend de la personne, mais s’ils me demandent, combien (…) de migrants sont descendus à Clavière ? Ou combien de gens sont descendus à Clavière ? 7 personnes. Ça, il faut le dire. »6

Ainsi, d’un côté, l’impression d’agir dans une forme de cadre légal et procédurier justifie la coopération entre le travail policier et les compagnies de transport ; de l’autre, sur le terrain, la manière dont la police utilise les connaissances des chauffeurs s’exerce en l’absence de tout cadre procédurier et de tout contrôle de la direction.

En ce qui concerne la station de Montgenèvre, une seule consigne a été donnée au mois de juin 2018 à l’intention des conducteur·ices des véhicules de maintenance, celle de ne prendre personne en autostop dans son véhicule professionnel : cela a pour effet de réduire les chances pour les personnes craignant les arrestations policières de descendre plus facilement et en sécurité à Briançon.

En hiver, aucune consigne de la part de la direction des remontées mécaniques n’a été donnée à l’égard des employé·es. Pourtant, au cours de l’hiver 2018-2019, plusieurs observateur·ices solidaires ont témoigné avoir vu des agents de police à bord des dameuses qui sillonnent les pistes durant la nuit, ainsi que des lampes-torches éclairer la forêt depuis les dameuses. Les pisteurs que j’ai interrogés à ce sujet estimaient que : « C’est sans doute une demande de la PAF avec l’accord du chef des pistes pour monter dans les dameuses. Si le chef des pistes te demande, tu dois obéir à la consigne. Comme nous, si on nous demande d’aller voir des migrants en scooter, on est obligés d’y aller et de le signaler. »7 En effet, depuis décembre 2017, il arrive régulièrement que la direction de la Régie, via la radio centrale, demande aux pisteurs-secouristes d’ « aller voir » quand « il y a des migrants »8. J’ai demandé à Q. si l’envoi des pisteurs-secouristes était justifié par le secours, selon l’idée que les personnes qui marchent sur les pistes seraient en danger, mais il a secoué la tête : « Quand ça nous est signalé, c’est pas forcément qu’ils sont en danger. L’an dernier, la PAF avait pas les scooters donc s’ils repéraient [des gens], ils nous envoyaient facilement. »

Pour la police, s’appuyer sur les pisteurs-secouristes présente de nombreux intérêts stratégiques : ils sont placés à différents endroits de la station, se déplacent rapidement à ski, et communiquent en instantané par radio. Leur participation indirecte à la surveillance frontalière permet donc un balisage de tout le domaine skiable comme zone d’identification « des migrants ».

« La semaine dernière, on nous a signalé des personnes, on nous a demandé d’aller les chercher, de les mettre au chaud au poste de secours en attendant que la police vienne les chercher.  C’est la police qui a dû leur dire : « il y a des migrants, mettez-les au chaud, on arrive ».»9, raconte un pisteur. Le prétexte d’une mise à l’abri pour arrêter les personnes est un exemple supplémentaire de la manière dont le travail de secours en montagne est détourné à des fins de contrôle de la frontière. Pour les secouristes que j’ai rencontrés, il apparaît clairement que les personnes en migration sont traitées de manière discriminatoire, non pas comme n’importe quel·le blessé·e, mais bien avant tout comme une personne en situation irrégulière : « Si on agissait normalement on appellerait le contrôle pour demander l’hélico, par exemple pour un cas de pieds gelés. Mais [avec les migrants], si on appelle le central des remontées mécaniques, le chef des pistes entend, et lui va appeler la PAF. »10

L’absence de déclaration explicite d’une collaboration entre la direction de la station et la police aux frontières met les travailleur·euses dans une position délicate où on attend d’elle·ux qu’ils et elles coopèrent alors que cela ne figure pas sur leur fiche de poste. L’ambiguïté induite par le silence de la direction renforce encore une fois la possibilité d’intervention de la police, qui peut ainsi « intervenir à sa guise partout »11

Un certain nombre d’employé·es de la station se pose la question de désobéir, mais la peur que leurs actions puissent être rapportées à la direction demeure : « Aujourd’hui, signale un pisteur, il y a des webcam un peu partout sur la station, et il y a des gens qui regardent. Nous on est sous contrat. Si on voit les gars, on va leur parler et ensuite on dit qu’on n’a rien vu, ça peut se savoir ». En effet, « (…) Il peut y avoir des représailles, notamment dans l’attitude de la part des cadres. On a 4 mois de saison garantis, en général on fait plus, mais si tu t’opposes au chef des pistes, ta saison va être raccourcie. Ils peuvent t’affecter où tu ne veux pas (…) »12 La précarité de l’emploi saisonnier joue un rôle déterminant sur la manière dont les travailleur·euses anticipent les risques pesant sur leur emploi au cas où ils entreraient en conflit avec leur hiérarchie.

Les caméras sur le front de neige, qui retransmettent en continu ce qui se passe sur les pistes, février 2019

La « neutralité » au service des arrestations policières

Du côté de la compagnie de bus, il y a des enjeux économiques importants : elle répond à des appels d’offre publics, de la région en ce qui concerne la ligne transfrontalière, et a intérêt à décrocher le contrat qui est renouvelé tous les quatre ans. L’objectif de « neutralité » qui permet de rendre la compagnie « irréprochable » a poussé le gérant à écarter de la ligne Oulx-Briançon tou·te·s les employé·es qui étaient susceptibles d’abandonner leur posture de non-intervention face à la situation à la frontière : « J’en ai eu deux, des conducteurs qui avaient un peu des penchants, l’un d’un côté, l’autre de l’autre. Je les ai déplacés sur d’autres lignes. (…) Maintenant, avant d’affecter quelqu’un à cette ligne on vérifie s’ils seront capables de neutralité. (…) On a un pannel de chauffeurs réduits désormais, 6-7 estampillés pour cette ligne « Briançon-Oulx  », et on est certains de leur comportement. »13

Le contrôle de la direction sur ce qui peut se passer au passage de la frontière consiste donc à sélectionner le personnel « apte » à demeurer stoïque face aux arrestations, attitude que le gérant euphémise par la description suivante : « Ne pas être agressif, garder ses distances. »

Mais le gérant de la compagnie est allé plus loin encore pour s’assurer de ne pas être mis en cause à la frontière : « On a bossé avec la PAF là-dessus. Parce qu’ils voulaient être neutres, et nous aussi. On a conjointement décidé de se mettre d’accord. » Ainsi, afin d’être sûre d’être « neutre » « comme la PAF », la compagnie et la police aux frontières ont organisé une formation pour les chauffeur·euses de la ligne : d’abord, on a rappelé aux chauffeur·euses la menace des retombées financières sur la compagnie si personnes en situation irrégulière traversaient la frontière dans leur bus ; et ensuite, on a défini la ligne de conduite à suivre, « et si on a un problème, on se sent menacé, on appelle la police. » Ainsi, la neutralité adoptée par la compagnie se situe tout de même du côté de l’activité de contrôle de la frontière. Le gérant résume l’ambiguïté de la position de la compagnie par cette phrase : « Sans dire que c’est une collaboration, parce que j’aime pas le terme, c’est pas une obstruction. Ils n’ont rien à nous reprocher si on fait notre job. »

La « neutralité » de la compagnie de transports qui s’assure de la non-intervention disciplinée de ses employés face au contrôle de la frontière s’inscrit donc parfaitement dans un ordre social pacifié qui soutient le travail policier, comme le montre cette anecdote : « Il y a même un commissaire de Marseille qui est monté me voir personnellement, dans mon bureau, pour me féliciter de la manière dont nous gérons le problème. Il était admiratif, apparemment ils ont beaucoup plus de difficultés du côté de Menton/Vintimille. » Le gérant de l’entreprise conclut d’ailleurs que : « c’est ça qui fait que la Régie nous a reconfié la ligne. »

« Tout va bien » : préserver une image paradisiaque, préserver l’ordre social

« Tout se passe bien ». L’image que Montgenèvre donne d’elle-même à travers les lettres-infos de la mairie et son site internet se confondent avec celle diffusée par l’office du tourisme, celle d’un paradis tranquille à la montagne ; de la part des habitant·es, le fait de ne pas « en » parler, c’est valider cette forme de paix dans les interactions sociales quotidiennes que précisément, le territoire a intérêt à défendre.

Un paradis à la montagne : publicité pour Montgenèvre sur le site skiinfo.fr

Le silence à Montgenèvre est l’outil avec lequel les habitant·es et travailleur·euses maintiennent en façade les relations sociales dans un état de « normalité », c’est-à-dire telles qu’elles étaient avant que la ville ne devienne une zone de passage, et se protègent pour n’être pas compromis·es dans le paysage social local.

Car si « quelque chose se sait », parmi la micro-société que constitue ce petit village, les enjeux sont très importants à l’échelle locale. Par exemple, « M. est une jeune fille qui aide quand elle peut. Mais ses parents sont opposés, elle ne veut pas que ça se sache à la maison »14, et elle doit donc redoubler de discrétion. Comme les noms des individus sont associés à des lieux dans le village, ils sont d’autant plus exposés aux rumeurs : on prête à certain·es voisin·es des positions “pro” ou “anti” migrant·es, on accuse ses collègues de délation…

Par ailleurs, la station mêle les relations interindividuelles, la réputation personnelle, avec la sphère du travail. En haut de la hiérarchie, les chefs des employé·es de la Régie (chef des pistes, chef des remontées mécaniques, et chef d’exploitation) travaillent à Montgenèvre depuis plus de 30 ans, sont proches du maire, voire membres du Conseil Municipal. Dans des univers sociaux aussi restreints, la question de la place, c’est-à-dire la position dans un ordre social, est fondamentale, dans la mesure où le groupe a beaucoup de pouvoir sur l’individu : on peut isoler un commerce en jouant sur la rumeur, affecter la carrière de quelqu’un au sein de la station…

Un certain conformisme dans le comportement, ou à la rigueur une discrétion, apparaît comme une solution pour protéger sa place dans « l’écosystème ».

Le caractère hautement concurrentiel de l’économie touristique a un impact sur la manière dont les habitant·es appréhendent la situation à la frontière. Une gérante d’un hôtel 4 étoiles croit fermement qu’il y a un lien entre la visibilité de la situation à la frontière et la réussite de la saison : « Il y a eu moins de clientèle cet été, c’est sûr que ça a joué. Les vêtements sur le chemin, ça fait flipper. (…) Il faut trouver un juste milieu, entre l’aide humanitaire et la vie sociale et économique d’ici. Les touristes ils n’y peuvent rien, à tout ça ! Nous ici c’est notre gagne-pain, vous comprenez ? »15 Une autre hôtelière me raconte que la visibilité de la frontière fait parler les touristes, entraînant potentiellement des débats animés parmi la clientèle, voire des tensions ; elle menace donc l’équilibre précaire qui garantit le séjour paradisiaque que les commerçant·es veulent vendre à leurs client·es.

Selon la directrice d’une entreprise de location, quand il y a un scandale en station, « Étouffer l’affaire »16 repose sur la contribution de chacun·e, et tout le monde localement a quelque chose à y gagner. Alors qu’elle-même reconnaît être témoin de scènes d’arrestations policières tous les jours, elle joue son rôle en « rassurant » les client·es par avance : « Quelques clients nous appellent en disant « on va croiser des migrants ? » mais pas beaucoup. Nous on répond que Montgenèvre a rarement d’événement, et ça se passe plutôt côté italien. », contribuant par le discours à invisibiliser la situation de frontière comme la présence des migrant·es sur la commune.

« La station c’est un lieu touristique qui fonctionne à plein pot, comme d’habitude, il y a une indifférence, personne n’en parle. Ça n’intéresse pas grand-monde. C’est devenu un truc qui est là, qu’on ne voit pas vraiment, aussi parce qu’on ne veut pas le voir. Le but c’est de vendre du forfait et vendre du rêve à des touristes fortunés. La police est là, eux-mêmes ne sont pas véhéments, pas actifs. Il y a une paix sociale dans tout ça. Tout le monde est bien content qu’il n’y ait pas plus de migrants que ça. Si ça dégénère, c’est pas bon pour le business, s’il y avait plus de police ce serait pas bon pour le business. Les touristes sont là, ils ne sont même pas au courant, personne ne les informe. Tous les socio-professionnels sont au courant mais ça n’empêche personne de travailler. Il y a une indifférence peut-être due à plusieurs choses : il y a des gens qui s’en foutent vraiment, il y a aussi une résignation, face à un problème qui dépasse tout le monde, qui dépasse le cadre local, le fait de se sentir désarmé, et il y a aussi le fait que c’est rentré dans le quotidien et que la vie continue. ».
Entretien avec N., 12/01/2019

En deux ans, on s’est habitué·e à la présence des migrant·es sur le territoire en tant que groupe traqué (et donc relativement caché), en tant qu’acteurs d’un « jeu » routinier de « chat et de la souris » ; en revanche on ne conçoit pas la légitimité des personnes en migration à se trouver là d’une autre manière (monter dans un télésiège, rentrer dans un hôtel ou dans une navette privée, par exemple). Ainsi, l’ordre social qui est validé implicitement par le comportement des habitant·es (parfois en opposition avec leur positionnement idéologique) est celui où « des migrant·es » pas trop visibles continuent de se cacher, les policier·es continuent de faire leurs rondes et d’en arrêter certain·es, et la vie de la station de continuer telle qu’elle l’a toujours fait, sans ressentir d’impact, ni économique, ni social, ni psychologique.

Par conséquent, ce qui est considéré comme déplacé, dérangeant, c’est l’opposition ouverte à cet ordre social. Les associations qui dénoncent la situation à la frontière en tentant de rendre visible cette réalité dans l’espace public sont bien plus perçues comme des problèmes, voire des menaces, que « les migrant·es » ell·eux-même. « C’est au niveau de l’image : [les associations] ont monté plus de gens contre eux qu’ils n’ont rallié de gens. Alors que tout ça pourrait bien se passer, en fait »17. A Clavière, l’occupation de l’église du village entre mars et octobre 2018 pour en faire un squat d’accueil aux personnes qui traversent la frontière a participé à fixer au centre du village, et donc à visibiliser fortement, la présence des personnes exilé-es ainsi que du soutien militant. Or, selon le maire de Clavière, c’est l’ouverture du squat qui est responsable de l’augmentation de la présence policière côté français et donc des contrôles à la frontière, ce qui aurait provoqué une plus grande concentration d’exilé·es sur la commune dans la mesure où le passage serait devenu plus ardu – et donc une plus grande visibilité de la question migratoire. L’occupation de l’église aurait donc mis la population locale en colère, déclenché la médiatisation, « choqué » les touristes… si bien qu’ « on » ne « pouvait plus vivre bien »18 sur la commune, comme au temps où les exilé·es étaient invisibles. Le soutien que ce lieu occupé apportait aux personnes en migration n’est même pas considéré par les acteurs locaux qui en parlent, ce qui pose la question suivante : qui doit « vivre bien » dans la zone-frontière ?

En effet, même pour des personnes qui la défendent sur le plan idéologique, la solidarité envers les personnes qui traversent la frontière devrait s’inscrire dans un cadre défini comme « acceptable », c’est-à-dire qui ne dérange pas trop l’activité touristique locale : ne pas porter atteinte au paysage, aux bâtiments, ne pas s’afficher dans l’espace public…

“Mort-es à la montagne”, peinture sur les pistes de ski faite par des militant-es, février 2019

“Manifestation, février 2019”

L’objectif que rien ne ternisse l’image du territoire aux yeux des touristes explique que le grief majeur que les habitant-es de Montgenèvre et les travailleur-euses de la station retiennent contre  « les migrants » soient les affaires que cell·ux-ci laissent derrière ell·eux au cours de leur marche dans la montagne : cet élément ressort systématiquement au cours des entretiens. La simple évocation des exilé·es peut donner lieu à des accès de colère très forte pour des locaux qui les associent immédiatement à cette idée qu’ « ils salissent la montagne », « ils pourrissent la montagne »19, ou, pour une gérante d’hôtel qui le formule de manière plus explicite : « ils polluent l’image et le territoire »20. Loin d’attiser la curiosité sur les conditions de la traversée à travers le massif montagneux, la colère vis-à-vis des affaires abandonnées donne lieu à toutes les spéculations négatives contre les personnes exilées : d’abord, on leur prête l’intention de laisser ces vêtements comme une manière de faire volontairement du mal aux habitant-tes locaux, puis des rumeurs courent que se dévêtir est une stratégie « qu’ils » utilisent pour obtenir la prise en charge en attirant sur eux la pitié des policier-es, voire même des associations. Ces fantasmes sont nourris des imaginaires qui circulent dans les médias et les discours politiques qui construisent les « migrants » comme des fraudeurs, des manipulateurs, des criminels.

Dans ce contexte, B., habitante de Montgenèvre et bénévole au Refuge Solidaire, a été prise à parti par ses voisins qui lui demandent de choisir « son camp » entre la défense de son environnement local et les exilé-es.21 Elle s’interroge : « Ils disent tous : « T’as vu dans quel état ils laissent la montagne ! » (…) Mais [des vêtements], c’est pas de saleté ! (…) Et puis la pollution, quand ce sont les touristes qui la font, on ne dit rien. (…) »22.

Ainsi, ce que l’on présente comme « sale » dans l’occupation de l’église ou dans les vêtements dans la montagne n’est en fait qu’une manière de désigner le malaise qui se dégage par rapport à l’altérisation de l’environnement tel qu’il a été vendu aux touristes. Ainsi que le présente une hôtelière  : « Les manifestations ça fait peur aux gens. Ça leur fait voir des choses qu’ils n’ont pas envie de voir » (Entretien avec N., 15/03/2019). Ainsi, faire disparaître les étranger·es non-touristes, supprimer les traces de la présence des personnes exilées, est une sorte de mot d’ordre implicite qui a été intégré par l’ensemble des habitant·es de la station transfrontalière.

Vêtements abandonnés sur les pistes de ski de Montgenèvre, mai 2018

Conclusion : « Heureusement pour la paix sociale »

Le climat de méfiance, la proximité sociale entre les villageois·es, et la précarité de l’emploi dans le secteur touristique, expliquent qu’à de rares exceptions près, aucun·e habitant·e de Montgenèvre ne soit impliqué·e dans les réseaux de solidarité auprès des personnes étrangères qui se sont mis en place dans le Briançonnais. Cependant, de nombreux “petits gestes” m’ont été contés au cours de mon enquête, parler aux policiers pour détourner leur attention, donner ses chaussettes, distribuer une ou deux couvertures de survie ou une carte, donner une information ou un mot d’encouragement, offrir un café ou un verre d’eau dans un bar, une pause dans une cabane de remontée mécanique, un repas dans un restaurant… les personnes affamées et épuisées de la marche qui arrivent dans la station ou le village de Montgenèvre peuvent régulièrement avoir la chance de croiser le chemin de quelqu’un qui leur donnera un coup de pouce déterminant pour la traversée.

Mais ces solidarités restent camouflées, afin de ne pas perturber le fonctionnement de la station touristique dont tout le monde dépend. Au nom de leur propre intérêt à « préserver » le territoire, même les habitant⋅es qui voudraient soutenir les personnes exilées en viennent à accepter la « routine » de la frontière, et à approuver une situation qui, de fait, va dans le sens de la fermeture des frontières et du durcissement des politiques migratoires. Par exemple, N., employé de la station, qui critique pourtant « l’écosystème local pacifié », en vient à dire : « Si ça commence à jouer sur le business (…), à jouer sur le tourisme, ça va partir en couille [sic]. Les fachos vont encore plus être fachos, et tout le monde va mettre ça sur le dos des migrants. Heureusement, c’est resté contenu. Heureusement pour la paix sociale, pour le fonctionnement de la région. Heureusement, quelque part, qu’il y a eu l’ouverture de la route migratoire de Bayonne. Et puis il y a eu la fermeture de l’Italie aussi. Ça reste dans des proportions invisibles, du moins qui ne prennent pas le pas sur la vie quotidienne des gens et des touristes. » (Entretien avec N., janvier 2019)

1 Entretien avec N., pisteur, 15/01/2019

2 Entretien avec Dh., 27/02/2019

3 Entretiens avec B., 01/05/2019, et S., 17/02/2019

4 Entretien avec Q, 20/04/2019

5 Entretien avec N, gérant de Résalp’, 02/05/2019

6 Entretien avec M., janvier 2019

7 Entretien avec Q, 20/04/2019

8 Idem

9 Entretien avec N, 12/01/2019

10 Entretien avec Q, 20/04/2019

11 Entretien avec N., 15/01/2019

12 Entretien avec Q., 20/04/2019

13 Idem

14 Entretien avec B., 01/05/2019

15 Entretien avec N. le 15/03/2019

16 Entretien Central Réservation, avril 2019

17 Discussion avec W., postière à Montgenèvre, 15/02/2019

18 Entretien avec le maire de Clavière, 1er/03/2019

19 Réactions sur le marché de Briançon, carnet de terrain, mai 2019

20 Entretien avec N., manager d’un hôtel, 15/03/2019

21 Entretien avec B., 01/05/2019

22 Entretien avec B., 01/05/2019